Deux miradors de chasse sont peints en rose et s’épousent pour composer une douce cabane. Le terme « Love Room » fait référence à un espace dédié à l’amour.
Love Room, installation, 2023.
3 x 2,90 x 1 m
Douglas, Peinture à la farine, pigments bois de rose
Production : Kulturfabrik, Esch sur Alzette.
On sera là
Je me demande si l’art n’est pas, pour Marianne Villière, l’espace social protégé dans lequel une forme de résistance se nourrit, s’exprime et acquiert sa signification ; l’endroit où le discours, d’habitude maintenu à l’écart du texte public, peut trouver un écho ; « une forme de réalisation fantasmée de la colère et de l’agression en retour interdites par la présence de la domination[1] ». Je fais le lien, peut-être un peu distendu, avec La domination ou les arts de la résistance de l’anthropologue James C. Scott, ouvrage dans lequel il étudie ce qu’il nomme « l’infrapolitique des groupes dominés », soit une variété de « formes discrètes de résistance [2]». Il y opère une distinction entre le texte public, celui des dominants, et le texte caché des dominé*es, maintenu à l’écart, pour analyser ensuite les actes politiques déguisés ou confinés. Justement, Marianne Villière n’agit pas par agression directe mais de façon discrète ou détournée, avec humour, pour se réapproprier une capacité d’agir mises à mal par un sentiment d’impuissance quant à l’échelle et l’étendu des maux de la société.
Durant sa résidence à la KulturFabrik, l’artiste choisit de concrétiser trois propositions de son Inventaire des gestes parasites et tendres parades, une édition tout juste publiée qui regroupe un répertoire de protocoles, une série d’invitations à agir : « Déposer avec délicatesse ses lèvres sur une goutte de rosée » ; « Tendre le bâton pour se faire un baluchon et partir s’aventurer ». Les phrases qui y sont rédigées, les mots qui y sont assemblés sont autant de verbes à conjuguer, d’invitations à créer des incongruités, de tactiques à déployer. « La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. [E]lle est mouvement “à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi”, […] et dans l’espace contrôlé par lui.[3] » S’infiltrer dans l’existant permet de dévoiler une autre vérité de l’espace, de l’ordre, du pouvoir, ne plus subir celle qui nous est imposée.
« Construire une cabane avec des miradors de chasse cassés », un des protocoles de l’Inventaire, devient ici une sculpture rose bien réelle. L’usage premier de l’objet – cacher pour tuer – est détourné, retourné en love room. Villière la placera ensuite dans un jardin afin d’en faire un abri à chauve-souris, d’observer la vie qui s’y déploie, de collaborer avec les non-humains. Remplacer les munitions d’une ceinture de chasse par des craies, armes à priori inoffensives avec lesquelles on peut néanmoins écrire des slogans, dessiner la joie, est une autre façon de s’approprier un accessoire belliqueux. Enfin, l’artiste convertit des cravates en masques de nuit (Endormir les bureaucrates). L’objet de distinction sociale devient un outil pour le repos, à utiliser lors de temps de siestes collectifs sur le lieu de travail. Tous ces outils à expérimenter s’inscrivent dans un champ lexical et formel de la chasse, de la guerre, de la surveillance. Nous sommes en octobre 2023 et la violence qui s’abat sur l’Israël et la Palestine nous laisse abasourdi*es. Villière répond à ce choc par ces objets absurdes, pour jouer à l’intérieur du système, s’y insérer par des propositions aussi accessibles qu’irrationnelles, destinées à être partagées collectivement. Des phrases de son Inventaire sont tirées en cartes postales ; les invitations se disséminent dans l’espace et le temps, adressées à toustes.
La carte du tendre se veut quant à elle une représentation topographique imaginaire bienveillante et douce de la situation émotionnelle de l’artiste. Le fleuve des métamorphoses se jette dans un océan de tendresse, les berges des alliances côtoient le courant des créations collectives qui emporte avec lui l’inattendu et effleure la plage des pédagogies libertaires. Le zig-zag des fous rires heureux nous mène quant à lui à la clairière des retrouvailles où nous pourrons allumer un feu de joie. Sous des apparences de poésie innocente, les propositions doivent être lues comme des appel à résister, des sommation à faire advenir la fiction dans un réel qui souffre d’être si mal inventé. Le rôle de l’art n’est-il pas de fictionner le monde dans lequel nous vivons pour mieux réussir à le penser ? L’autrice Ursula K. Le Guin affirmait justement que, les sociétés se modelant sur leur imaginaire, il n’est pas étonnant de constater que notre civilisation s’avance à grands pas vers sa fin tragique. Elle cherchait au contraire à raconter des histoires « pleines de commencements sans fin, d’initiations, de pertes », avec « plus de ruses que de conflits, moins de triomphes que de pièges et d’illusions [4]». Marianne Villière cherche ici à trouver des espaces de création possibles face aux urgences toujours plus pressentes. Proposant des séries de ruses, elle fait de la fiction la possibilité de parasiter un quotidien régit par des stratégies capitalistes écocides ; elle infiltre le langage, fait parader le monde de l’art et infuse la vie elle-même, pour esquisser des alternatives à portée de main. « On sera là » est d’ailleurs une des déclarations à activer, par notre seule présence future. _ Sophie Lapalu
[1]James C. Scott, La Domination ou les arts de la résistance, fragments du discours subalterne (1992), ed. Amsterdam, 2008, p 51
[2]Idem., p. 33
[3]Michel de Certeau , L’Invention du quotidien. Les arts de faire, Paris, Gallimard, p. 60-61.
[4]Ursula K. Le Guin, « La théorie de la fiction panier (1986) », [https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/], page consultée le 24/10/2023.