Le printemps de cette nouvelle année ne sera pas silencieux.
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Le printemps ne sera pas silencieux / ni dénué de sens
Marianne Villière
Juin 2022
Le printemps ne sera pas silencieux*. Il se dégage de cette rengaine une tonalité révolutionnaire depuis les printemps arabes. Une résistance, une lutte, un élan : cette phrase s’articule en réponse au cri d’alerte, celui de la chute massive de la biodiversité aux États-Unis, de la biologiste américaine Rachel Carson, dès les années soixante.
*En référence à l’œuvre de Rachel Carson « Silent Spring » publié en 1962.
« Le printemps ne sera pas silencieux » m’a accompagné comme étendard sur la durée des réalisations de fresques intitulées « des nuées ». Cette volonté d’espérer, inhérente à ma pratique artistique, a dans le même temps trouvé des résonnances dans les manifestations des soulèvements de la terre, des marches « Friday for futur » ou de sorties avec Exctinction Rebellion. « Des nuées » se sont nichées dans de nombreux sites culturels urbains et ruraux (à Nancy, Laxou, Delme, Blois, Bourges, Xirocourt, Arcueil, Lucinges, Capelle et Massmolène, Morteaux, Besançon, les Fins, Marne-la-Vallée, Blainville-sur-Orne, Messein, Guyancourt, Annecy,…) et c’est cette itinérance que je voudrais vous raconter ici.
Chaque fresque représente un ensemble de silhouettes d’oiseaux menacés qui s’envole. Trop d’oiseaux sont en voie de disparition (trop de pesticides… et leurs habitats sont détruits, les zones humides de plus en plus rares, les insectes tout autant…). La Ligue de Protection des Oiseaux du Grand Est m’a épaulé dans la sélection de certains oiseaux à représenter, afin que le public puisse reconnaitre une partie de la nuée et découvrir d’autres espèces en voie d’extinction… Ainsi, l’ensemble « des nuées » se constitue d’Alouette des champs, Bécassine des marais, Busard cendré, Butor étoilé, Cigogne noire, Courlis cendré, Faucon pèlerin, Grue cendrée, Gypaète barbu, Hirondelle rustique, Linotte mélodieuse, Macareux moine, Martinet noir, Milan royal, Outarde canepetière, Pie grièche grise, Spatule blanche, Tourterelle des Bois. Puis, j’ai constitué à partir de ces 18 espèces une quarantaine de pochoirs reprenant leurs formes afin de composer « des nuées ».
Cette fresque évolue sur des surfaces vitrées, en fonction des sites qui l’accueillent. Au printemps 2022, cette initiative portée sur la multitude s’est déployée de manière sporadique sur des lieux de transmission disposant de baies vitrées : en médiathèque, centre d’art, halle, … L’amplitude « des nuées » s’est mue également à travers les contributions de volontaires, dans les classes d’écoles primaires, de lycées, d’universités, sur des théâtres et jusqu’à s’infiltrer, comme le font parfois les oiseaux, dans un centre commercial.
Est-ce que les sons de la consommation de masse viendront couvrir le chant des oiseaux ? Laisserons-nous le modèle dominant, notamment l’agronomie -l’agriculture industrielle actuelle, ruiner notre écosystème ?
C’est de manière collective que je nous invite à répondre par la négative. Non seulement par des mots, mais par des gestes.
À l’origine « des nuées » se trouve une intervention collective et sonore en espace public. Celle-ci s’est déroulée en 2019 à Nancy lors du programme de performance curaté par OpenSpace (Vincent Verlé). Une douzaine de musiciennes et musiciens déambulait dans les rues en diffusant via leurs instruments des chants d’oiseaux disparus de France Métropolitaine. Le volume de ces chants se faisait en partie absorber par la circulation. Plus tard, avec le contexte sanitaire et ses restrictions, j’ai proposé une version réduite de la fanfare « Alouette gentille alouette » en étant « DJ Gentille Alouette » (occasion de fêter la réouverture les lieux culturels en 2021). Entourée d’un mur d’enceintes, j’incarnais une sorte de DJ absurde et pailleté qui diffusait le doux chant des oiseaux menacés, en les réduisant progressivement au silence… Mais cette fois, plutôt que d’évoquer la disparition des sons, je pense à la disparition des corps.
Les silhouettes sur surfaces vitrées viennent détourner les stickers anticollisions, conservent cette fonction d’empêcher les volatiles de se percuter sur la surface translucide. En réalisant la fresque, je peux constater les nombreuses traces d’impacts. Les bâtiments, qui font généralement abstraction du monde vivant (leurs affordances viennent trop souvent d’ailleurs le contraindre ; une tendance accentuée par l’architecture moderniste notamment) se chargent maintenant de cette attention. Les oiseaux existent… mais… Quelles places accorde l’être humain aux autres espèces (lorsqu’il ne traite pas déjà la sienne comme indésirable…) ? L’aridité des villes se déploie, l’urbanisme mortifère ne laisse que peu de place à la végétation : quand la tendance s’inversera-t-elle ?
Les surfaces vitrées ont cet avantage de donner sur la rue, elles peuvent directement questionner et interagir avec l’espace public. Concevant que, comme le propose Michel de Certeau, « l’espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé » : les ombres portées viendraient dialoguer avec les passants. La présence des oiseaux se pose avec discrétion, encore une fois : non seulement par les mots, mais par les gestes qui se diffusent. Michel de Certeau parle des « itinéraires silencieux », ceux que l’on n’exploite pas mais qui existent bel et bien, j’imagine qu’il y aurait aussi des attentions silencieuses : des dialogues intérieurs qui infusent l’espace public et traversent les bâtiments via les vitres.
L’invitation à réaliser « des nuées » de manière accessible est aussi une manière d’engager une réplique sensible et ludique. Elle figure une rhétorique d’action collective. Les modèles des pochoirs représentant cette sélection d’oiseaux en danger sont téléchargeables sur mon site internet. Contribuer à étendre « des nuées » en augmentant un geste, c’est aussi le déployer dans nos environnements proches et modifier nos espaces. Dans le fait de découper leurs formes, dans l’application qui s’exerce dans la chercher de matériaux pour les représenter, il y a un soin accordé aux oiseaux. Cette attention se présente aussi dans nos manières de les distinguer, de les nommer et donc de les remarquer en respectant leurs singularités. Nos mains s’attachent à déployer leurs ailes, comme autant de motifs honorant « ce à quoi nous tenons ».
L’ensemble est éphémère : la disparition de la fresque est latente, la présence des oiseaux reste fragile. Les silhouettes sont réalisées au blanc de Meudon, de la poudre de craie. Elle s’efface en une caresse curieuse, un coup de chiffon. Le blanc de Meudon est un produit d’entretien naturel pour vitre d’ailleurs. Et le soin passe par là aussi : dans le fait de nettoyer. Une fois la fresque installée, les silhouettes sont retouchées par de doux mouvements, les contours de chaque oiseau sont effleurés, enfin, les pochoirs sont délicatement nettoyés. Il est difficile d’imaginer avant d’en faire l’expérience, combien le temps dédié à ce travail induit de patience et presque de tendresse. La poudre de craie recouvre les mains de tous les âges entre-temps. Les volontaires discutent et délibèrent sur la composition de l’envolée. Lorsque « des nuées » se laissent observer, c’est aussi à travers leurs ombres portées. Les silhouettes blanches font penser à de petits fantômes et leurs ombres au sol témoignent de leur absence massive. Les oiseaux sont en vol, mais ils sont figés.
En quinze ans, un tiers des oiseaux en France a disparu. Les causes sont multiples et la Ligue de Protection des Oiseaux Grand Est s’est associé à la démarche artistique « des nuées » pour appuyer le propos et contribuer à apporter des solutions. Des conseils concrets viennent accompagner la dimension pédagogique et ludique de cette proposition plastique. La médiation tient au sein « des nuées » une place importante. Il m’a semblé déterminant d’accompagner ce geste artistique et militant par des points d’entrées et des invitations situées.
Notre attachement aux oiseaux nous rassemble et peut nous motiver ! Les partenariats engagés témoignent d’une volonté de convergence en faveur d’une narrative écologiste commune. Extinction rébellion Nancy est ainsi l’une des entités soutenant l’initiative, aux côtés de l’association de la Ligue de Protection des Oiseaux Grand Est, de la Région Grand Est, de l’Octroi tiers lieu créatif et citoyen et de l’espace d’art contemporain Le Mikado. Cela me semble représentatif de l’ambition que la transition écologiste suppose : une coalition bienveillante qui nécessite de dépasser nos habitudes. Dans cette dynamique reposant sur une volonté de soutenir une conscientisation et une transition écologique (voire ecosophique) il est important de faire preuve de réflexivité. Car systématiquement, l’entre-soi (les domaines de compétences segmentés, les habitudes d’usages normés et réglés), la dimension politicienne inscrit potentiellement dans la démarche et les fossés sociaux que cela suppose, doivent être confrontés et contrés par des inclusions effectives, affectives d’ailleurs. La défense du vivant n’a pas le temps de se limiter à ce type frontière et mieux : la protection de la biodiversité nécessite de les amalgamer. Cette éthique commune engage l’ensemble de nos postures dans une forme de solidarité transdisciplinaire et se formalise par l’ouverture de ses invitations. Si nous souhaitons un printemps qui gassouille, qui frémit, qui crie, qui vit… c’est aussi à nous de le faire sentir et de faire « sens » : de dire, de clamer et de faire, de déplacer, de transformer…. Il s’agit de le faire résonner dans nos singularités attachées et attachantes notre volonté de résister et d’aimer l’altérité, la diversité des manières d’être vivantes et vivants.