À l’abordage

Texte rédigé à l’occasion de l’exposition « DUO, naissance du collectif » curaté avec Emmanuel Posnic à l’espace d’art La Terrasse, à Nanterre en automne 2023.

Animée par Marianne Villière, artiste et commissaire de l’exposition, la discussion réunit Mickaël Phelippeau, danseur et chorégraphe et Marine Thévenet, artiste et directrice du Cifas à Bruxelles.

Mickaël Phelippeau avec Camille Bondon, Louis Clais, Denis Darzacq, Amandine Maas, Laure Subreville, Vincent Tanguy et Fabien Zocco.

J’aimerais vous faire deviner un mot, un phénomène même ! La manifestation d’un accord secret. Une manière de se lier physiquement en silence, un certain pouvoir de lire entre les lignes. Ce mot mystère apparaît comme un sourire contagieux, une sorte de charme opérateur de lien social, présent dans cette exposition à travers la générosité des propositions artistiques. Ce phénomène qui noue une relation, ne pourrait rien sans empathie, et celle-ci ne pourrait rien sans imagination… Ce mot, c’est « complice » ! Comme un élan spontané vers l’autre, il a un pouvoir fédérateur dès lors que l’on éprouve un soupçon d’ouverture et de curiosité. Ces mêmes dispositions que vous avez su entretenir jusqu’ici, en lisant ce texte. Il s’agit de se se laisser prendre au jeu pour le prolonger au-delà. 

À travers les œuvres exposées, les artistes vous invitent à vivre l’expérience esthétique comme une Poétique de la relation pour reprendre un terme du penseur de la créolisation, Édouard Glissant. Cela, de manière à mieux comprendre ensemble ce qui nous tient, ce à quoi nous tenons[1]. En complicité, nous déployons de nouvelles prises, appréhendons des affordances. Ce terme vient d’un psychologue[2] intéressé par les perceptions. Il est également utilisé en design où il qualifie l’ensemble des manières de saisir un objet, un environnement. On peut l’appliquer à nos manières de nous aborder : un regard curieux mais passager, un mot doux inattendu, un « check » associé à un sourire, un mouvement synchrone sur une même musique, un même habit, une main sur l’épaule, … Tout un langage de l’interception qui sculpte nos présences. Ces manières parlent de nous, traduisent nos dispositions et caractérisent le soin porté à l’autre – à l’inconnu. De la même manière que l’écart entre deux pièces mécaniques créé du mouvement, l’espace « entre » permet à la relation de s’inventer. Le duo alimente le dialogue. 

Quand on veut témoigner de sa solidarité à l’égard d’une personne ou d’un mouvement, on affiche un marqueur commun. Celui-ci traduit nos engagements (via un large panel d’expressions). On porte le même vêtement ou le même tatouage pour être identifié.e et associé.e. On se pare des mêmes attributs, comme une façon d’afficher une volonté d’égalité de traitement. Le mimétisme ou encore la synchronisation mettent en évidence nos affinités, nos zones de compatibilité. Ces esthétiques sont bien plus que des figures de style, elles agencent nos dispositions, nos manières de nous tenir, de comprendre (étymologiquement « amener à soi ») et finissent pas réifier le tissu social. Les luttes ont, de tous temps, investi ce champ. Mais la délicatesse de nos abordages quotidiens est surtout faite de discrétion. Entre exposition et évitement, avec toutes les nuances d’interprétations dont nous sommes capables, nous mettons en place des « parades d’intentions » (Isaac Joseph) attachées aux règles de politesse pour élargir le spectre de nos complicités.

Introduire et questionner l’émergence de dynamiques collectives permet de penser nos liens, nos porosités. Dans un climat social plutôt individualiste, DUO et tout le cycle d’expositions de La Terrasse se rêve en outil convivial, pour installer nos accords et désaccords, alimenter nos « radicalités créatrices » comme le suggère Patrick Viveret[3]. Aussi, les pratiques artistiques, participatives ou non, ont ce vaste pouvoir de créer du jeu, de catalyser, de réunir, de diffracter, de fédérer, de cliver, de se débattre,… et surtout de ne pas s’arrêter pour enfin « Faire avec la Terre et ses habitants ». Ce pouvoir d’agir aux entrées multiples, macro et micro, donne à la complicité une tout autre dimension. Celle, impérieuse, de faire des droits des générations futures ou de l’habitabilité partagée de notre chère planète, une cause commune.

[1] – Titre d’un cycle d’expositions conçu par Mickaël Roy au Granit Scène Nationale de Belfort entre 2017 et 2018, qui cite Émilie Hache Ce à quoi nous tenons, Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, collection Les empêcheurs de penser en rond, 2011.

[2]James Jerome Gibson (1904-1979) psychologue américain.

[3] Patrick Viveret, La colère et la joie, Paris, Éditions Utopia, 2021.

Avec la collaboration de la Maison de la Musique de Nanterre.

Du jeudi 12 octobre au samedi 23 décembre 2023 – La Terrasse, espace d’art – 57 boulevard de Pesaro, Nanterre. Entrée libre.